La simplification de l'orthographe par Louis HAVET, 1890

PREFACE

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Les articles qu'on va lire ont paru dans divers périodiques et à diverses dates. Ils présentaient quelques redites; on voudra bien m'excuser de n'avoir pu les effacer toutes.
Le plus récent de ces articles est la préface naturelle des autres. C'est une lettre au
Journal des Débats, qui a paru dans le numéro du 4 mars 1890 :

Notre Pétition à MM. les membres de l'Académie française sera prochainement remise à ses destinataires; notre propagande va cesser. Veuillez, une fois de plus, m'accorder votre hospitalité pour jeter un coup d'œil sur la campagne qui s'achève, et qui est chose assez neuve.

Ce qui est neuf, ce n'est pas l'idée de simplifier l'orthographe. Certains adversaires ont cru nous l'apprendre, mais l'idée est bien plus vieille encore qu'ils ne se l'étaient imaginé. Notre œuvre, l'humanité y travaille depuis trois mille ans au moins. Car l'histoire de nos écritures méditerranéennes, qui toutes, depuis ce temps-là, sont phonétiques en principe et diffèrent radicalement de l'idéographie de l'Extrême Orient, n'est que l'histoire d'une simplification graduelle. Le minimum de simplicité se trouve à l'âge des hiéroglyphes ; le maximum, à l'âge de la sténographie.

Pour l'orthographe proprement dite, c'est-à-dire les règles suivant lesquelles on emploie les signes de l'alphabet, il y a eu des réformateurs phonétistes chez tous les peuples. Les Athéniens ont eu les leurs. A Rome, la première réforme orthographique fut exécutée par le fameux Appius l'Aveugle. C'était un haut personnage et un homme supérieur; il donna à la république le modèle de ses grandes routes et le modèle de ses aqueducs; il la sauva par son sang-froid, un jour que le Sénat était ému. Or, tout grand qu'il était, il ne crut pas indigne de lui d'alléger le fardeau des écoliers. Il daigna ordonner qu'on écrivît R quand on prononçait R. Sans lui, les Romains auraient continué indéfiniment à écrire ausicula pour auricula et nous aussi, peut-être, nous écririons d'après eux oseille pour oreille. Le long de la voie Appienne il n'y a plus que des morts, mais les vivans (orthographe des Débats) pratiqueront l'orthographe Appienne tant qu'il y aura des nations latines. - En France, les réformateurs n'ont jamais manqué. Le principal a été le corps des Quarante, l'Académie française. Chaque nouvelle édition de son Dictionnaire a marqué un pas vers le phonétisme, bien qu'elle ne se soit jamais piquée d'être phonétisante.

Ce qu'il y a de nouveau dans notre entreprise, c'est que des théoriciens parfaitement consciens, et qui tiennent à connaître leur propre pensée jusqu'au bout, ont tenu aussi à être modérés dans la pratique. Marle au XIXème siècle, Meygret au XVIème avaient été des réformateurs un peu pressés. Ils avaient voulu faire appliquer d'emblée le phonétisme pur, arracher à nos grands-pères des résolutions qui pourront convenir à nos lointains descendans.

Nous n'avons pas répudié leurs doctrines, parce qu'elles sont vraies, et que la science la plus scrupuleuse ne peut que les ratifier. Nous n'avons ni renié, ni tu, ni escamoté, ni entortillé, ni raillé aucune idée qui fût juste en elle-même. Mais nous avons pensé qu'à chaque jour suffit sa peine, et qu'en orthographe, comme en politique, il ne faut demander aujourd'hui que ce qui peut s'obtenir demain.

A cette modération est dû notre succès auprès du public que nous sollicitions. Notre pétition a été signée par les linguistes les plus compétents, soit à l'Académie des Inscriptions, soit dans le haut enseignement. Le Collège de France, les grandes Ecoles, les Facultés nous ont donné plus de 250 signatures; les lycées et collèges plus d'un millier; les écoles primaires plus encore, et pourtant, auprès des instituteurs et institutrices, nous n'avons pu faire de propagande méthodique presque nulle part. Les grands et les petits journaux ont été amenés, parfois malgré eux, à discuter la pétition, soit pour la prôner, soit au moins pour la combattre.

Voilà des résultats d'autant plus remarquables, que la Société de réforme orthographique avait entrepris son œuvre sans s'inquiéter d'avoir d'abord de l'argent. Il a fallu que chacun de nous comptât sur sa propre ardeur et sur la bonté de la cause. Il est vrai que les adhérens, les apôtres même, sont venus s'offrir à nous, chacun faisant de son mieux, dans l'intérêt de ses compatriotes et de son pays et parce qu'il sentait qu'à nous aider il allait avoir bonne conscience.

Nous avons dû à cet empressement une des jouissances aujourd'hui les plus rares : c'est de voir des Français travailler ensemble de bon cœur à un même progrès pacifique, avec la conviction commune que c'est au profit de la France, et sans se demander si d'autres convictions les séparent. Tel de nos plus ardens zélateurs est connu comme protestant, tel prêtre catholique a écrit pour nous les articles les plus étudiés et les plus fermes. Nous avons des adhérens dans le Conseil municipal de Paris, les uns de gauche, les autres de droite ; dans nos listes, l'ordre alphabétique nous a donné le plaisir de mêler leurs noms fraternellement.

Un succès particulier dont nous nous félicitons, ç'a été de faire comprendre aux gens éclairés l'utilité nationale de la réforme. Presque tout le monde, au début, ne pensait qu'à l'intérêt scolaire. On s'est enfin rendu compte qu'il importe à la France, j'entends à l'à€°tat français, de ne pas rendre son idiome rébarbatif à plaisir. Voilà pourquoi, à l'unanimité, le Congrès de l'Alliance française nous a donné son adhésion, et pourquoi l'Alliance nous a rendu le grand service d'encarter notre circulaire dans son ''Bulletin''. Voilà pourquoi d'autres que des grammairiens s'intéressent à la pétition, et pourquoi, comme le savent les lecteurs de ce journal, un amiral français a cru servir le pays en se faisant notre collaborateur.

Tout cela, encore une fois, est le fruit de la modération. Quoi de plus modéré, en effet, que des réformateurs qui ne prétendent pas agir par eux-mêmes, et qui n'agitent l'opinion que pour lui demander de s'en remettre à l'Académie française? Les esprits radicaux ne manquent pas parmi les signataires de la pétition, ni non plus les esprits timides; mais tous ont écouté la voix de la raison, soit pour s'assagir, soit pour s'enhardir; et tous ont fait également cet acte de fermeté, d'imposer silence à leurs impatiences ou à leurs appréhensions personnelles. Cela n'était pas moins méritoire que d'oublier à propos certains sujets de discorde. C'était se soumettre à l'autorité légitime. Car en matière d'orthographe, quoi qu'on ait pu dire ou écrire là-contre, l'autorité légitime est l'Académie.

Et voyez ce qu'on gagne à suivre l'esprit de discipline. Cette Académie purement française, o๠nul n'entre s'il n'est notre concitoyen, et dont les portes seraient fermées même à un Joseph de Maistre ou à un Jean - Jacques Rousseau, nous avons obtenu qu'elle fût traitée en pouvoir souverain au delà de nos frontières. En même temps que notre pétition, elle en recevra une autre signée par les principaux professeurs de Genève, de Lausanne et de Neufchâtel, par ceux de Bruxelles, de Liège et de Gand. C'est encore une jouissance, croyez-le bien, que cette parfaite entente avec des étrangers qui sont nos frères de langue. Que vont-ils obtenir de l'Académie, et qu'allons-nous obtenir avec eux? Je ne sais encore, mais avoir demandé ensemble est déjà quelque chose :

''Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui.''

Vous voyez que, si nous nous sommes donné de la peine, nous en avons trouvé la récompense. Nous devons cette première satisfaction, pour une bonne part, au ''Journal des Débats'', qui, dès le début, et avant même que la pétition fût lancée, a accueilli toutes nos communications avec un parfait libéralisme. En vous remerciant, j'aurais à remercier aussi non seulement le véritable initiateur de notre campagne, le fondateur de la Société de réforme orthographique, mon chaleureux et vaillant ami Paul Passy, qui est venu m'offrir la moitié de ses attributions, mon lot devant être la direction et le sien les corvées; non seulement notre cher précurseur, M. Francisque Sarcey, qui a bien voulu être un de nos fidèles champions, mais encore chacun des amis, connus ou inconnus, qui nous ont donné, sans compter, du temps et du travail. Tel a été, à Genève, M. Paul Oltramare; tels ont été, en France, parmi bien d'autres, M. Max Bonnet, professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier; M. l'abbé Ragon, professeur à l'à€°cole des Carmes; M. Barlet, qui a soutenu nos idées dans un journal patriotique, ''le Vrai Français''. Nous devons beaucoup à l'Association des instituteurs et institutrices laà¯ques du Nord. Je nommerai encore le savant M. Wulft, de l'Université de Lund, en Suède, qui a organisé une pétition spéciale des professeurs qui enseignent le français à l'étranger. Je ne puis nommer tout le monde, à beaucoup près.

Du moins je donnerai un souvenir à un ami disparu, dont la perte a été un grand malheur pour la science française, un grand malheur pour notre œuvre. Arsène Darmesteter, professeur à la Faculté des Lettres de Paris, était membre de notre Société de réforme orthographique. Ses principes en orthographe étaient exactement ceux que nous avons essayé de faire valoir : le phonétisme pour but idéal, la modération pour règle immédiate. Il se serait, de grand coeur, associé à notre œuvre, pour laquelle il avait combattu, à l'avance, tant dans son enseignement que dans ses travaux imprimés; bien mieux, c'est lui qui l'aurait conduite. Il nous aurait dirigés avec prudence et, en même temps, avec hardiesse, car, si son caractère était patient, sa pensée était précise. Il était admirablement préparé du côté technique; il avait la connaissance la plus approfondie, soit de la nature et des lois du langage en général, soit de l'histoire particulière de notre langue. Mais la mort nous a enlevé notre chef au moment d'agir. Il a fallu qu'un autre prât le commandement; il convient à celui-ci, à tous égards, de rappeler quel cruel événement lui a imposé ce rôle à l'improviste.

Lettre à Paul Passy

LETTRE
à Paul Passy, secrétaire de la Société de réforme orthographique''
25 février 1887. ''

Vous me demandez ce que je pense de la réforme orthographique : je vous réponds bien volontiers. D'abord, je pense beaucoup de mal de l'« orthographe» actuelle.

Elle fait gaspiller la place et le temps. A quoi bon doubler la consonne dans ''attraper'', quand on ne la double pas dans ''aborder'', ''agréer'', ''aposter'', ''atermoyer''? Et si un ''p'' suffit pour ''attraper'', pourquoi en faut-il deux à ''trappe''?

Elle fait gaspiller quelque chose de plus précieux encore, l'étude. La peine que l'enfant prend à graver dans sa mémoire le ''t'' double et le ''p'' simple d'''attraper'', mieux vaudrait qu'il la prât à lire dix lignes d'un classique.

Elle est antihistorique. Ce n'est ni l'orthographe de Voltaire, ni celle de Corneille, ni celle de la ''Chanson de Roland''.

Elle est antiétymologique, car elle est capricieuse. Nous écrivons ''aile'', du latin ''ala'', et ''pelle'' du latin ''pala'' ; nos pères, qui écrivaient tout bonnement ''ele'' et ''pele'', n'étaient pas si inconséquents. C'est ainsi qu'ils écrivaient volontiers ''fame'', de ''femina'', comme ''dame'' de ''domina''. Ils écrivaient ''vint'' et non ''vingt'', de ''viginti'', comme nous écrivons ''trente'' et non ''trengte'', de ''triginta''; ils n'avaient pas eu l'idée grotesque de faire sauter le ''g'' de ''viginti'' par-dessus l'''n''. Sans le -savoir, ils étaient meilleurs linguistes que nous, car ils n'écrivaient pas ''legs'' un mot qui vient de ''laisser'', et ''poids'' un mot qui vient de ''pensum''. J'insiste sur ces absurdités de notre « orthographe », non qu'elles en soient les inconvénients les plus graves, mais parce qu'elles servent à la défendre. Il y a de braves gens qui aimeraient à la voir respecter pour ses velléités étymologiques. Qu'il leur soit dit, avant qu'ils ouvrent la bouche, que le seul emploi de cet argument serait un brevet d'ignorance.

Mais le tout n'est pas de juger et de condamner la cacographie officielle : il faut obtenir qu'elle soit remplacée par quelque chose de moins mauvais. Ici, permettez-moi de ne pas vouloir aller trop vite. Il faut une réforme acceptable pour tout le public; c'est dire qu'il la faut d'abord acceptable pour l'Académie française. Car — c'est là un fait d'expérience — le public suit avec une discipline parfaite l'orthographe de l'Académie; il pratique sans retard les réformes que l'Académie a admises. Il ne prend pas même connaissance de celles qu'elle ajourne. Il y a d'ailleurs possibilité d'action réciproque : le public obéit à l'Académie, l'Académie à son tour écouterait la voix publique, si celle-ci prenait la peine de parler. Le but à poursuivre me parait donc pouvoir être défini ainsi : Article IProposer à l'opinion pour qu'elle appuie, à l'Académie pour qu'elle statue, des simplifications orthographiques qui ne rebutent ni l'une ni l'autre.

Cette formule implique que nous devons commencer par limiter nous-mêmes nos ambitions. Peut-être un pur phonétiste, qui se placerait dans l'absolu, pourrait-il souhaiter d'écrire ''katrom'' pour ''quatre hommes''; mais pour vous ou moi cela ne serait pas souhaitable, puisque évidemment nous ne l'obtiendrions pas. Je vous avoue que je serai satisfait si, au premier dictionnaire, l'Académie me permet d'imprimer ''quatre homes''. Pour le moment, je pense qu'il faut chercher, selon un mot célèbre, les réformes orthographiques qui nous divisent le moins.

Ce seront celles qui, aisément conciliables avec divers principes, pourront agréer à la fois à des écoles et à des instincts contraires. Otons un ''m'' à ''homme'' : voilà une simplification démocratique, et nous aurons pour nous les socialistes, ou, si vous voulez, les Américains de l'orthographe. Ce sera plus phonétique, et nous aurons les Phonetic Teachers. Ce sera plus historique (c'est la plus vieille orthographe française); nous aurons donc pour nous les liseurs de vieux écrits. Demandez à un savant comme mon cher maître et ami Gaston Paris; en ôtant l'''h'' du mot ''homme'' vous contenteriez ou soumettriez peut-être sa raison; en ôtant un ''m'', comme dans l'ancienne langue, je suis sûr que vous toucherez son cœur; et de fait, n'est-il pas permis d'aimer notre passé jusque dans les petites choses? Enfin ce sera de la modération; or, pour une personne qui s'intéresse à un changement, il y en a cinquante ou cent qui le subissent si on les ménage, qui se rebiffent si on les rudoie.

Vous aviez convié à vous conseiller un homme qui est le premier savant de l'Europe sur la matière. Il pouvait vous répondre avec une autorité sans égale, mais non peut-être avec pleine liberté, car il lui eût fallu parler ''pro domo sua''. Moi je vous le dirai bien à mon aise : ''Le guide c'est le vieux français''. Là existent déjà, et très à découvert, les principes d'une orthographe à la fois nationale et rationnelle, à la fois étymologique et très simple, à la fois voisine de la nôtre et beaucoup meilleure. Recueillons ces principes et faisons-les prévaloir : à chaque jour suffit sa peine. « Croyez-vous donc que le vingtième siècle ne voudra pas aller plus loin? » Hé bien, le vingtième siècle en sera libre.

Mais je tiens plus encore à plaider pour la réforme que pour la modération. Tel lecteur sérieux demandera peut-être si l'« orthographe » vaut qu'on l'améliore. C'est si peu de chose aux yeux de l'homme fait, cette étude enfantine! A ce lecteur de bonne foi je réponds que, comme lui, je trouve nos règles méprisables, mais que des millions d'enfants peinent à les apprendre, et que l'importance de ce qui n'en a pas se mesure au temps qu'on y perd.

RECUL

1. Tout en prononçant ''set'', nous écrivons ''sept''. C'est un recul : l'orthographe ''set'' se trouve dans le plus ancien manuscrit de la ''Chanson de Roland'', exécuté au XIIème siècle (vers 2).

Nous écrivons ''dix'', ''vingt''. C'est un recul. Le même manuscrit a ''dis'', ''vint'' (vers 41).

Nous mettons une pseudo-diphtongue à ''claire'', de ''clara''. C'est un recul : le manuscrit en question a ''clere'' (vers 61).

Nous notons par une lettre grecque l'adverbe ''y'', qui vient du latin ''ibi''. C'est un recul : le manuscrit a ''i'' (vers 26).

C'est un recul de ne plus mettre, comme le vieux copiste, une consonne simple à ''appeler'' (vers 14), à ''aller'', ''nouvelle'', ''belle'' (vers 11, 55, 61), à ''terre'' (vers 3), à ''honneur'' (vers 45), à ''comme'', ''homme'' (vers 20).

Les formes courtes et simples, recommandées par la Société, n'ont point seulement pour elles l'esprit du progrès : en outre la plupart ont pour elles les plus glorieux souvenirs de notre littérature nationale. Elles sont de vieille noblesse orthographique : les familles qui se targuent de remonter aux Croisades sont moins anciennes qu'elles.

2. Au lieu de remonter au plus haut, allons au contraire au plus proche; examinons l'orthographe de Voltaire. Elle est parfois capricieuse, parce que Voltaire n'était pas un tempérament radical. Mais elle est admirablement claire, parce que le fond de ce génie était la lucidité. Les livres dont Voltaire a surveillé l'impression se lisent plus couramment non seulement que les livres du XVIIème siècle, mais que ceux du XIXème. De lui à nous, aussi bien que du moyen âge à nous, il y a recul.

Voici par exemple un passage tiré de l'édition de Corneille donnée par Voltaire, t.1, p.57 (''Médée'', acte II, sc. V, rôle de Jason):

Pour elle, vous savez que j'en fuis les ''aproches'';
J'aurais peine à ''soufrir'' l'orgueil de ses reproches;
Et je me connais mal, ou dans notre entretien,
Son ''couroux s'alumant ''alumerait le mien.

Le volume date de cent vingt-quatre ans en arrière, 1764. Pour aucun mot de ces quatre vers nous n'avons à constater que nous soyons en progrès. Bien au contraire : nous écrivons ''approche'' par deux ''p'' : recul. Nous écrivons ''souffrir'' : recul. Nous écrivons ''allumer'' : recul. Nous écrivons ''courroux'' : recul.

Ce que la Société demande, c'est qu'on revienne à l'orthographe que Voltaire a employée il y a un siècle et un quart. Elle demande un peu plus, à vrai dire : ''courous'' par un ''s'', ''èle'' au lieu de ''elle'', ''conais'' au lieu de ''connais''. Mais ce n'est pas là enchérir sur la hardiesse de Voltaire. Il combattait des notations bizarres que, grâce à lui, nous n'avons plus à combattre, ''j'aurois'', ''il allumeroit'', ''je connois'' ou ''je cognois''. Il a pu lui sembler plus pressé de battre en brèche la diphtongue ''oi'' que l'''x'' de ''courroux''. Si la Société se bornait à réclamer maintenant l'arriéré des réformes de Voltaire, c'est que même l'esprit de réforme aurait reculé.

(''Bulletin mensuel'' de la Société de réforme orthographique, mars-avril 1888.)

POURQUOI PAS?

Pourquoi pas ''un jai'', comme en vieux français? Pourquoi pas ''dizième'', comme ''dizaine''? Pourquoi pas ''des feus'' par un ''s'', comme des ''bleus''? pourquoi pas ''des genous'', comme ''des verrous''?

Pourquoi pas, par un seul ''l'', ''j'appèle'', du latin ''appello'', comme ''je pèle'', du latin ''pellis''?

Pourquoi pas ''Fransais'' par un ''s''? on écrit bien ''sangle'' de ''cingulum'', ''saussaie'' de ''salicetum'', ''que je fasse'' de ''faciam''. Pourquoi, pas ''prinsipe'', ''consert'', ''arson'', ''mersi'', ''acsant''?...

Pourquoi pas ''téàtre'' sans ''h'', malgré le thêta grec? le thêta se transcrit sans ''h'' dans ''trône'', ''phaéton'', ''autochtone'', ''phtisie''.

Pourquoi pas ''fonétique'' par un ''f'', comme ''fantastique''? Pourquoi pas ''néfrétique'', comme ''frénétique''?

Simplifions, régularisons, allégeons : pourquoi pas? Pourquoi pas ''aler'' par un ''l''? ainsi a écrit tout le moyen âge. Pourquoi pas ''conter son argient''? ainsi a écrit Corneille. Pourquoi pas ''fesant''? ainsi a écrit Voltaire. Pourquoi pas ''ninfe''? ainsi voulait écrire Sainte-Beuve.

Changeons : ce ne sera pas chose si neuve. Pendant la carrière de Victor Hugo, l'orthographe officielle a changé deux fois, parce que le ''Dictionnaire'' de l'Académie a eu deux éditions. A la prochaine édition, il est urgent qu'elle change encore, et qu'elle change beaucoup : pourquoi pas?

(Même ''Bulletin'')

LETTRE AU « JOURNAL DES DEBATS »

Je sollicite la faveur et l'honneur de votre hospitalité. Il s'agit de parler de notre orthographe. C'est du mal que j'en veux dire, car il me semble que le contraire ne serait pas aisé. Ce mal, je le dis comme je le pense; quelque bienveillant accueil que vous vouliez bien me faire, ce que je signe n'engage que moi-même.

Je vais tâcher de n'être pas trop long, bien que la matière soit inépuisable, et qu'on ne puisse s'en prendre à l'orthographe sans se trouver le champion d'une multitude d'enfans (orthographe des ''Débats'') et d'hommes. Elle gêne tout le monde; il n'y a pas un être humain, fût-ce un correcteur d'imprimerie, qui en sache toutes les minuties de façon à n'hésiter jamais. Si les ''Débats'' lançaient contre elle un monitoire et enregistraient les dénonciations des Français de toute classe, quel matériel d'accusation formidable! Mais votre format pourrait-il tout contenir?

« Je ne viens pas à bout de me rappeler, dirait l'un, si on écrit des ''verroux'', comme des ''genoux'', ou bien des ''verrous'', comme des ''trous'', des ''sous'' et des ''clous''. » — « Pour étudier ces raffinemens, dirait l'autre, j'ai dépensé tant de mois de mon enfance. » — « J'enrage, dirait l'instituteur, de dicter à trente enfans ce ramassis de subtilités; j'aurais plus de cœur à leur enseigner la botanique ou l'histoire. » — « Jamais, dirait l'homme du peuple, je n'arriverai à lire comme un bourgeois; quand je lis, je m'embrouille. » Et il y aurait encore bien d'autres griefs. « Un Allemand sait sa langue plus vite que nous. » Car l'orthographe allemande est plus simple que la nôtre. — « Un petit Tunisien aura plus tôt fait d'apprendre l'italien que le français. » Car l'orthographe italienne est plus simple encore.

Nos chinoiseries d'orthographe coûtent au pays bien plus qu'il ne s'en doute : perte de temps et perte de travail, moindre culture d'un bon nombre de Français, moindre expansion de la langue française. Elles prêtent non seulement à la moquerie, si on considère les dehors, mais à une sorte de colère — il faut bien dire le mot juste, — quand on va au fond et qu'on songe sérieusement comme ces futilités sont chères. En vérité on en parle trop peu, les uns se taisant par insouciance ou manque de loisir, les autres parce qu'il existe une croyance très répandue à je ne sais quelle noblesse mystique ou quelle perfection latente de notre orthographe. Une foule de gens sont persuadés que ce jeu de casse-tête est quelque chose de scientifique; ils se figurent, sans savoir pourquoi, que cette collection de règles capricieuses contient la quintessence de la linguistique et de l'étymologie.

Qu'il soit permis à quelqu'un qui n'est pas dupe de s'expliquer là-dessus. Non, il n'y a rien de commun entre, l'étymologie et notre bizarre orthographe. Non, réformer l'orthographe n'est pas sacrifier l'étymologie.

Puisque déjà on écrit ''frénétique'' par un ''f'', il n'y a aucune raison étymologique pour écrire ''néphrétique'' par un ''ph''. Puisque déjà on a supprimé l'''h'' dans ''throsne'', ''charactère'', ''rhythme'', on peut l'ôter dans ''théorie''. Il n'y a rien d'antiétymologique à écrire ''fameus'', plutôt que ''fameux'', car ce mot vient du latin ''famosus''. Rien d'étymologique ne justifie ''x'' au lieu d'''s'' dans ''les faus bijous'', ''les beaus cheveus''. ''Apeler'', étymologiquement, n'a pas droit à un ''p'' de plus qu'''apaiser'', ni ''agraver'' à un ''g'' de plus qu'''agrégé''. Même ''j'' pour ''g'' n'a rien qui choque l'étymologie; nous pourrions écrire ''jenre'' tout comme nous écrivons ''jouir'' ou ''jaune'', car (les gens du métier le savent bien) dans tous ces mots également le ''j'' vient d'un ancien ''g''. Et il serait bien plus « étymologique » d'écrire'' ci-jât'', du latin ''jacet'' qui s'écrit par un ''j''. Enfin l'étymologie ne souffrirait nullement si on se mettait à écrire ''home'' par un seul ''m'', comme ''homicide'' et le latin ''homo''; ou bien encore ''honeur'' par un seul ''n'', comme il s'écrivait en vieux français, comme on écrit aujourd'hui ''honorer'', ''honorable'', ''honorifique'', et comme en latin, en anglais, en italien, ''honor'', ''honour'' et ''onore''. Et si quelqu'un peut s'effrayer à l'idée d'écrire ''un cart'', du latin ''quartus'', comme ''un carré'', du latin ''quadratus''? C'est peut-être l'homme du monde, ce n'est certainement pas l'étymologiste.

Celui-ci, au contraire, applaudit par métier à tout changement qui est de nature à rendre les rapports mutuels des mots plus réguliers, et par conséquent plus clairs. Il serait charmé de voir, entre ''beuf'' (non plus ''bœuf'') et ''bouvier'', exactement le même rapport qu'entre ''neuf'' et ''nouveau''. Et il éprouverait non un agacement, mais bien une sorte de jouissance, à écrire comme en vieux français, avec la simplicité du bon sens : ''cinc'', ''sis'', ''set'', ''dis'', ''vint'', ''mile''.

La preuve que la simplification de l'orthographe peut plaire aux étymologistes, c'est l'attitude qu'ils ont prise.

Qu'on demande à quelques hommes du métier, Français ou étrangers, de désigner le savant d'Europe le plus compétent pour l'étymologie française, l'homme qui a étudié le mieux l'histoire de notre langue aussi bien que celle de notre littérature, et qui réunit le plus complètement toutes les connaissances spéciales. Tous répondront le môme nom : celui de M. Gaston Paris, membre de l'Institut. Or, quand a été fondée la Société de réforme orthographique, M. Gaston Paris a été le premier à encourager son fondateur, M. Paul Passy. Il lui définissait ainsi, dans une lettre publique, l'orthographe actuellement en vigueur: ''des règles arbitraires et confuses, qui ne peuvent que fausser, après l'avoir torturé, l'esprit des enfants.'' Et il le félicitait de susciter enfin une ''agitation orthographique''.

Veut-on une seconde autorité? La plus haute en cette matière, avec M. Paris, c'était Arsène Darmesteter, dont la mort prématurée a été un deuil pour la science comme pour ses amis. Il enseignait notre vieille littérature et notre vieille langue à la Sorbonne, et, personnellement, il s'occupait avant tout d'approfondir l'histoire des mots français. Qu'on n'aille pas croire que Darmesteter ait été moins sévère que M; Paris pour notre orthographe. Loin de là; il déclarait qu'elle est, après l'anglaise, ''la plus incohérente et la plus compliquée des orthographes modernes''. Il a écrit dans la ''République française'' sur les moyens de la rectifier.Enfin il avait tenu à être membre de la Société de réforme orthographique.

Il y a là, d'ailleurs, un fait qui n'est pas spécial à la France. En Angleterre et en Allemagne, en Espagne et en Suède, aussi bien que chez nous, les champions de l'orthographe dite ''étymologique'' appartiennent au public incompétent; tandis que dans tous ces pays les savants spéciaux, au nom de l'étymologie elle-même, demandent qu'on rapproche l'orthographe de la prononciation. C'est qu'en réalité, il n'y a point antagonisme entre la phonétique et l'étymologie. Tout au rebours, il y a solidarité, et la langue dont la notation est la plus simple est, par cela même, celle dont les origines se voient le mieux.

Aussi l'Académie française, qui est en possession du gouvernement de notre orthographe, serait-elle en mesure de la réformer aisément. Elle n'a pas besoin de s'embarquer dans de longues recherches érudites. Corneille, Bossuet, Voltaire, qui n'étaient pas des linguistes, ont pourtant été d'excellents réformateurs en cette matière. Evidemment il y aurait profit à ce que l'Académie consultât les spécialistes; mais ce qui serait plus indispensable encore, ce serait qu'elle s'arrangeât pour connaître l'opinion des instituteurs. Car on devrait, en réglant l'orthographe, penser toujours et surtout aux nécessités du premier enseignement.

En appliquant le moins pédant des principes -simplifier, simplifier, simplifier encore,- l'Académie fera une orthographe commode pour l'enfance, et d'autant plus approuvée des doctes qu'elle sera plus près d'être enfantine. Elle ne risque pas de trop innover , de trop donner au principe phonétique. Quelque radicalisme qu'elle essaie de mettre à ses réformes, elle sera toujours en deçà de ce que rêve les étymologistes, c'est-à-dire le renoncement à toutes les fausses velléités d'étymologie.

A la presse sérieuse son rôle: celui de déraciner dans l'opinion la superstition étymologique, et de préparer le public instruit à certaines hardiesses nécessaires.

(''Journal des Débats'', 20 avril 1889)

PETITION

à MM. les Membres de l'Académie française
en vue d'un simplification de l'orthographe

Messieurs,

L'Académie française gouverne l'orthographe de notre langue. Sans que ses arrêts aient de sanction, ils servent de règle commune aux imprimeurs. C'est donc à l'Académie que doit s'adresser une pétition ayant pour objet une simplification de l'orthographe.

Pour y faire droit, d'ailleurs, l'Académie n'a qu'à continuer son oeuvre. La simplification, elle l'a poursuivie continûment depuis l'origine. Il y a peu d'années, elle supprimait encore des signes inutiles, le trait d'union de ''très-bon'', la seconde ''h'' de ''diphthongue''. Le public, à ce moment, a suivi avec discipline. Ce que l'Académie fera dans le même sens sera toujours ratifié par la pratique universelle.

Les soussignés font appel aux traditions réformatrices de l'Académie pour solliciter d'elle un nouveau perfectionnement. Elle seule peut en formuler la règle et la mesure. Voici des exemples des questions qu'on lui demande de trancher :

1) Question des suppressions d'accents muets (''oà¹'', ''là'', ''gâte'', ''qu'il fût''). De là, pour les typographes, l'économie possible de quatre caractères à faire fondre dans chaque corps (''à'', ''à¹'', ''â'', ''û'').

2) Question des suppressions d'autres signes muets (trait d'union dans ''peut_être'' (3), ''h'' dans ''rythme'', ''l'' dans ''le fils'', ''o'' dans ''faon''); questions du dédoublement (''honneur'' par ''n'' simple, comme ''honorer'') et de la substitution d'une lettre à deux (''f'' pour ''ph'' des mots grecs, comme déjà dans ''frénésie'', ''fantaisie'', ''faisan''). De là, pour qui écrit, une économie possible de temps; pour qui imprime, une économie possible d'espace et d'argent.

(3) Quelques personnes ont cru qu'il s'agissait ici d'écrire ''peut être''. Le rédacteur de la pétition pensait à ''peutêtre'', écrit en un mot, comme ''déjà'', ''plutôt'', ''aujourd'hui'', etc. Voir p. 17.

3) Question de l'uniformité (''dixième'' écrit comme ''dizaine'', ''dix'' comme la vis, les pluriels genoux, étaux comme les pluriels fous, landaus). De là, pour quiconque étudie la langue, une économie possible d'effort.

Ce qui inspire la présente pétition n'est pas une idée abstraite. Les soussignés, au contraire, croient pouvoir invoquer des intérêts réels.

Ils invoquent d'abord un intérêt trop souvent méconnu, et qu'on a le droit d'appeler national. Car pour la France, il n'est pas indifférent que son idiome soit aisé ou malaisé à apprendre. En efet en retouchant l'orthographe, l'Académie le rendra plus rapidement assimilable pour nos concitoyens bretons ou basques, pou nos sujets et protégés des pays musulmans, enfin pour tant d'étrangers, clients ou amis, soit de l'Etat français, soit du génie français.

Ensuite, ils invoquent l'intérêt individuel des personnes peu lettrées, à qui l'Académie peut faciliter l'accès à la culture. Et tout particulièrement l'intérêt des enfants. Mille difficultés gratuites peuvent leur être épargnées par une décision de l'Académie, et il dépend d'elle d'alléger d'un lourd fardeau la population enfantine tout entière et ses maîtres. Ce sont là sans doute des considérations sérieuses. Les soussignés les soumettent respectueusement aux réflexions de l'Académie, et en tirent l'espoir que leur requête sera entendue.

- I -

... Il s'agit de rompre avec un préjugé tenace autant que peu fondé, celui de l'orthographe prétendue ''étymologique''. Les gens du métier savent que l'orthographe actuellement en vigueur n'est pas étymologique du tout, et que l'orthographe simplifiée le serait davantage, par le fait même de la simplification.

Et tous les gens qui réfléchissent - linguistes ou non - se demandent quel rapport il faut qu'il y ait entre l'étymologie et l'orthographe. Si je sais l'étymologie, pourquoi étalerais-je cette connaissance dans une lettre à un ami ou à un fournisseur? Et si je ne la sais pas, pourquoi farcirais-je mon écriture de signes qui ne me disent rien?

La pétition prévoyait seulement le changement de ''rythme'' en ''rytme'' (car elle ne donne qu'un petit nombre d'exemples). Un des signataires a ajouté la demande formelle qu'on simplifiât plus encore, et qu'on écrivât ''ritme'', sans ''y''. C'est que ce signataire est plus compétent que personne pour savoir à quoi sert le grec et à quoi il ne doit pas servir. C'est un de nos plus savants hellénistes, M. Tournier, professeur à l'Ecole normale supérieure et à l'Ecole des hautes études...

(''Journal de Caen'', 24 juin 1889)

- II -

...  Ã‚« Un vieux bachelier », dans le ''Journal de Caen'' du 29 juin, mentionne l'idée de dire ''des chevals'', et regrette qu'il soit un peu tard pour adopter ce pluriel. Il y a là une confusion que je tiens à dissiper, car elle compromettrait la réforme dont il s'agit aujourd'hui, la simplification de l'orthographe.

Dire ''des chevals'', ce ne serait pas modifier l'orthographe, ce serait modifier la langue même, c'est-à-dire les paroles que nous prononçons. Or la langue et l'orthographe sont deux choses parfaitement distinctes.

La langue française - et à cete égard, elle est comme toutes les langues - est le produit des siècles et d'une création inconsciente de l'esprit. Elle vient d'un passé lointain, elle porte les traces des mille et mille événements qu'elle a traversés, elle est un patrimoine de quiconque est né en Français, et, en même temps, elle est un trésor de faits, qui ont le plus haut intérêt pour l'érudit et pour le philosophe. Ce patrimoine et ce trésor, nous n'y touchons pas et nous ne voulons pas qu'on y touche.

Quant à l'orthographe, c'est autre chose. L'orthographe est un produit artificiel et arbitraire, qu'on a fabriqué et modifié vingt fois, par raison à certains jours, par caprice à d'autres. Elle ne contient rien d'instructif pour le philosophe, elle fait hausser les épaules à l'érudit. Elle n'a pas même l'avantage d'avoir duré, le prestige des siècles. Pendant la carrire littéraire de Victor Hugo, il y a eu trois orthographes officielles successives. Il y a quelques années encore, l'Académie a nettoyé l'orthographe de quelques ''h'' et de quelques traits d'union, tout tranquillement, comme on fait le ménage; c'est là ce qu'on lui demande de faire encore.

On a écrit, jadis, ''des chevaus'', ''des chevax'' (ce qui se prononçait de même), ''des chevaulx'', ''des chevaux'' : les sténographes écrivent encore ''dé chevo''. Tout cela est affaire d'orthographe et ne touche pas la langue. La pétition à l'Académie française demande des chevaus, qui est une vieille orthographe excellente, et non des chevals, qui serait un barbarisme.

(Journal de Caen, 6 juillet 1889)

- III -

... Permettez-moi de répondre à certains scrupules de votre rédacteur.

Je laisse de côté les gens qui demandent qu'ON écrive comme ON prononce. Cet ON est parfaitement vague, et n'entre dans aucune proposition de réforme ayant un caractère précis.

Ce qui est précis, c'est la pétition qui se signe en ce moment, et qui doit être remise à l'Académie française. Ele demande à l'Académie de rapprocher notre orthographe de la prononciation commune c'est-à-dire de ce qui est visiblement l'usage ordinaire de toute la population. Ce n'est pas On qui jugera, ce seront les Quarante. Cela suffit pour exclure le danger des fantaisies éventuelles et du chaos orthographique.

Dans la pétiton, votre journal ritique certains détails, ''oà¹'' écrit sans accent, comme ''ou''; ''peut-être'' écrit sans trait d'union, comme ''peut être''. Pour le dernier point, il y a erreur sur l'intention des pétitionnaires; ce qu'ils désirent est que l'adverbe ''peutêtre'' s'écrive sans trait d'union ''en un seul mot'', comme ''parce'' dans ''parce que'' ou comme ''naguère''. Il n'y aurait donc aucune confusion matériellement possible.

Quant à la confusion qui serait possible entre ''oà¹'' écrit sans accent et ''ou'', elle ne m'effraie pas pour ma part. Je ne puis ici argumenter à fond; j'ai d'ailleurs écrit, sur les cas de ce genre, un article (1)... Je me bornerai à m'emparer de l'argument que votre journal me fournit, la fameuse phrase du ''ou'' dans le ''Mariage de Figaro''. « Et vous trouvez utile, dites-vous aux pétitionnaires, un accent dont la présence ou l'absence peut faire ou défaire un mariage? » Non, je ne le trouva pas ''utile''; je le trouve nuisible. Si on admet sérieusement qu'un pareil doute puisse exister dans une affaire réelle, que la valeur d'un contrat dépende effectivement d'un accent grave, quoi de plus dangereux? Parmi tant de milliers de gens qui signent des baux, des billets, des engagements de toute sorte, combien sont capables d'y vérifier les accents? Quels experts reconnaîtrons à coup sûr un accent traitreusement ajouté après coup? N'avez-vous jamais signé un acte après en avoir entendu lecture, sans le lire de vos propres yeux, et ne plaindrez-vous pas un homme qui se trouverait marié sans l'avoir voulu, pour n'avoir pas su entendre un accent qui ne se prononce pas?

C'est à la langue d'être claire. Le rôle de l'orthographe, c'est de représenter la langue le plus fidèlement possible.

(1) Voir ci-dessous, ''La simplification de l'orthographe et la distinction des homonymes''

(''Journal de Mamers'', 28 juillet 1889)

- IV -

Je lis dans les journaux que M. le ministre de la guerre vient d'ordonner une révision des dictées faites pour l'examen du volontariat, et que cette révision entraînera un retard de quelques jours pour la suite de l'examen. Le ministre a décidé qu'on ne compterait de faute ni à ceux qui écrivent ''payeraient'' ni à ceux qui écrivent ''paieraient''.

Rien de plus sage que cette tolérance, et je ne suppose pas que personne se fasse le champion de l'''i'' ou de l'''y''. Mais n'est-il pas étrange qu'une telle décision ait eu à être prise, qu'une telle futilité réclame l'attention d'un ministre d'Etat, que l'habitude d'écrire ''payeraient'' ou ''paieraient'' ait failli être pour beaucoup de familles un motif de désolation ou de réjouissance, et entraîner des changements dans la composition de l'armée française? Le criterium par ''i'' ou ''y'' a été annulé, bravo. Mais cette anecdote permet d'être sceptique sur le sérieux des autres critériums, auxquels le ministre n'a pas été appelé à toucher. Le mal n'est pas localisé, car, si j'en crois la presse, ''paieraient'' avait été compté comme fautif ''dans presque tous les corps d'armée''. Il n'est pas limité aux examens militaires, car chacun sait que les niaiseries d'orthographe comptent dans tous les examens primaires, dans toutes les variétés de baccalauréat. Il n'est pas guérissable directement, car nulle circulaire ne peut inculquer à des esprits mesquins, ou routiniers, ou timorés, la largeur de vues qui fait mépriser les petites choses et la décision qui sait les écarter. On ne fait pas à la chinoiserie sa part.

Un seul remède est efficace, c'est d'enlever aux casuistes de l'orthographe la matière même de leur art. C'est - on a pu deviner que j'en voulais venir là - la réforme de l'orthographe elle-même. Si la lettre ''y'' était exclue de l'alphabet français, comme le demande une récente brochure de M. Lebaigue, et comme on peut le faire sans l'ombre d'un inconvénient qui compte, de graves personnages ne se disputeraient pas à propos de ''payeraient''. Toute simplification analogue dispenserait d'honnêtes gens d'examiner beaucoup de sottes questions, et, à l'occasion, pourrait procurer d'heureux soulagements aux futurs chefs de nos armées.

Je n'ai pas fini : veuillez m'en excuser. L'histoire de la dictée de volontariat montre à quel point l'orthographe a aujourd'hui le caractère d'une orthodoxie précise. Les commissions d'examens, ''dans presque tous les corps d'armée'', ont su démasquer l'hérésie; c'est donc qu'elle se croyait en possession de la vérité. Si elles étaient si sûres de la vérité, c'est qu'elles disposaient d'une révélation. Cette révélation, c'est celle que chacun sait, la loi imprimée, le dictionnaire de l'Académie. Qui ne voit clairement le pouvoir sans appel que les examens d'Etat confèrent à l'Académie? Elle aurait beau s'en défendre, se déclarer incompétente, protester que son rôle se borne à constater l'usage (il est tel, en effet, en ce qui concerne la langue); de fait, elle est bel et bien un concile tout-puissant en matière d'orthographe. Qu'elle vote le maintien des subtilités, les subtilités dureront; qu'elle vote la réforme, la réforme sera. Elle a les droits et les devoirs de l'omipotence. - Mais l'Académie ne se déclarera sûrement pas incompétente. Elle a déjà commencé la réforme en 1878, sur un petit nombre de points, il est vrai. Elle a usé de son pouvoir de fait, et celui-ci, ien que non défini par un tete, est devenu incontestablement régulier par l'acceptation bilatérale de l'Etat et de l'Académie elle-même. Cela vaut d'être dit, car beaucoup de personnes, qui lisent les textes et négligent de considérer les faits, se font de la compétence de l'Académie les idées les plus fausses.

L'aventure de ''payeraient'' n'est qu'un incident ridicule. Mais cet incident est le symptôme d'un état de choses gravement regrettable, qui préjudicie non seulement à l'intérêt de l'instruction en France, mais aussi à l'intérêt national, comme l'a compris l'Alliance française. Ce n'est pas le lieu d'insister sur le mal; je voudrais avoir bien fait comprendre o๠est le remède, et quel peut et doit être le médecin.

(''Journal des Débats'', 6 septembre 1889)

- V -

En même temps que ce billet, je vous envoie le document que vous me demandez, la pétition pour la simplification de l'orthographe. Vous verrez, je crois, qu'elle n'est pas de nature à effaroucher ceux que vous appelez dans ''l'Evènement'' du 31 août, « les amoureux de la langue française ». L'auteur de la pétition a la prétention d'être un de ces amoureux; beaucoup des signataires aussi. Aimer la langue, ce n'est pas aimer l'orthographe, bien au contraire. La distinction entre la langue et l'orthographe est l'''a b c'' en ces matières. Sans approfondir ici la question, remarquons simplement que nous aimons tous la langue de Rabelais, la langue de Corneille, la langue de Volaire, et que pourtant pas un de nous ne pratique, et ne se soucie de pratiquer l'orthographe de Voltaire, de Corneille ou de Rabelais.

A ette occasion, permettez-moi de réclamer contre un détail de votre aticle, contenant un interview de M. Boissier. Je ne sais ce que mon maître et ami a pu vous dire, mais il n'est pas possible que ''l'Evénement'' ne contienne pas une inexactitude.

Les réformes que l'Académie accomplit, aurait dit M. Boissier, « ne font que sanctionner un état de choses existant depuis longtemps ». En matière de langue, il n'y a pas de doute là-dessus. Mais votre article ferait croire que cela est vrai aussi en matière d'orthographe; les paroles que vous attribuez ensuite à M. Boissier démontrent à elles seules le contraires : « Elle a simplifié déjà l'orthographe de bien des mots; elle a supprimé beaucoup d'''h'', comme dans ''rythme'', par exemple, qui prenait deux ''h'', il y a quelques années ». Ce n'était pas là sanctionner un fait préexistant, c'était créer un état absolument nouveau, car, avant le dernier ''Dictionnaire'' de l'Académie, personne ne songeait à écrire ''rythme'' avec un seul ''h''. En orthographe, à l'époque o๠nous sommes, l'initiative vient de l'Académie, tandis qu'ailleurs, quand il s'agit de la langue, de la langue proprement dite, de ce dont on peut être « amoureux », l'initiative vient des auteurs et de l'usage général.

« L'amour » n'est pas en jeu dans la question. Il y a des chinoiseries à écarter; il y a aussi des habitudes à ne pas heurter trop brusquement, mais qui, à la longue, doivent céder rationnellement à l'intérêt scolaire et à l'intérêt national. L'Académie aura satisfait à la pétition si, selon la formule que vous mettez dans la bouche de M. Boissier, elle « simplifie d'une façon raisonnée l'orthographe de certains mots ». C'est précisément ce que nous demandons.

Je vous serai très reconnaissant de vouloir bien reproduire ma lettre, o๠j'ai tâché de préciser de mon mieux ce qui embrouille parfois le public.

(''L'Evénement'', 7 septembre 1889)

- VI -

... Permettez-moi d'attirer votre attention sur le point, à mon avis, le plus essentiel. La réforme orthographique a pour but non pas seulement d'abréger les abécédaires et les grammaires, et de diminuer le temps que les écoliers et leurs maîtres perdent en futilités, mais encore et surtout d'armer notre langue pour la lutte contre ses rivales. Contre le flamand en Belgique, contre l'Allemand dans le Luxembourg, contre l'allemand et l'Italien en Suisse, contre l'anglais au Canada, le français poursuit et doit poursuivre un combat pacifique, mais incessant. En Orient, en Afrique, l'influence française rivalise avec l'influence russe, anglaise, italienne... A Tunis, par exemple, les écoles françaises et les écoles italiennes se disputent le terrain pied à pied; en Algérie, l'assimilation des indigènes et celle des colons étrangers a pour première condition la facilité d'apprendre notre langue. Moins elle sera hérissée de vaines complications, plus elle gagnera vite les mémoires, les intelligences et les cœurs, et plus elle fera de progrès au dépens de ses concurrentes.

Je sais bien que la politique, la marine, le commerce, la situation géographique, les idées abstraites aussi jouent un rôle et un grand rôle dans le monde, mais enfin la langue est un des acteurs. Je ne pourrais comprendre, pour ma part, qu'un homme politique se désintéressât de la question; simplifier l'orthographe française, c'est servir l'intérêt français. Voilà pourquoi le congrès de l'''Alliance française'', Ã