RECUL

1. Tout en prononçant ''set'', nous écrivons ''sept''. C'est un recul : l'orthographe ''set'' se trouve dans le plus ancien manuscrit de la ''Chanson de Roland'', exécuté au XIIème siècle (vers 2).

Nous écrivons ''dix'', ''vingt''. C'est un recul. Le même manuscrit a ''dis'', ''vint'' (vers 41).

Nous mettons une pseudo-diphtongue à ''claire'', de ''clara''. C'est un recul : le manuscrit en question a ''clere'' (vers 61).

Nous notons par une lettre grecque l'adverbe ''y'', qui vient du latin ''ibi''. C'est un recul : le manuscrit a ''i'' (vers 26).

C'est un recul de ne plus mettre, comme le vieux copiste, une consonne simple à ''appeler'' (vers 14), à ''aller'', ''nouvelle'', ''belle'' (vers 11, 55, 61), à ''terre'' (vers 3), à ''honneur'' (vers 45), à ''comme'', ''homme'' (vers 20).

Les formes courtes et simples, recommandées par la Société, n'ont point seulement pour elles l'esprit du progrès : en outre la plupart ont pour elles les plus glorieux souvenirs de notre littérature nationale. Elles sont de vieille noblesse orthographique : les familles qui se targuent de remonter aux Croisades sont moins anciennes qu'elles.

2. Au lieu de remonter au plus haut, allons au contraire au plus proche; examinons l'orthographe de Voltaire. Elle est parfois capricieuse, parce que Voltaire n'était pas un tempérament radical. Mais elle est admirablement claire, parce que le fond de ce génie était la lucidité. Les livres dont Voltaire a surveillé l'impression se lisent plus couramment non seulement que les livres du XVIIème siècle, mais que ceux du XIXème. De lui à nous, aussi bien que du moyen âge à nous, il y a recul.

Voici par exemple un passage tiré de l'édition de Corneille donnée par Voltaire, t.1, p.57 (''Médée'', acte II, sc. V, rôle de Jason):

Pour elle, vous savez que j'en fuis les ''aproches'';
J'aurais peine à ''soufrir'' l'orgueil de ses reproches;
Et je me connais mal, ou dans notre entretien,
Son ''couroux s'alumant ''alumerait le mien.

Le volume date de cent vingt-quatre ans en arrière, 1764. Pour aucun mot de ces quatre vers nous n'avons à constater que nous soyons en progrès. Bien au contraire : nous écrivons ''approche'' par deux ''p'' : recul. Nous écrivons ''souffrir'' : recul. Nous écrivons ''allumer'' : recul. Nous écrivons ''courroux'' : recul.

Ce que la Société demande, c'est qu'on revienne à l'orthographe que Voltaire a employée il y a un siècle et un quart. Elle demande un peu plus, à vrai dire : ''courous'' par un ''s'', ''èle'' au lieu de ''elle'', ''conais'' au lieu de ''connais''. Mais ce n'est pas là enchérir sur la hardiesse de Voltaire. Il combattait des notations bizarres que, grâce à lui, nous n'avons plus à combattre, ''j'aurois'', ''il allumeroit'', ''je connois'' ou ''je cognois''. Il a pu lui sembler plus pressé de battre en brèche la diphtongue ''oi'' que l'''x'' de ''courroux''. Si la Société se bornait à réclamer maintenant l'arriéré des réformes de Voltaire, c'est que même l'esprit de réforme aurait reculé.

(''Bulletin mensuel'' de la Société de réforme orthographique, mars-avril 1888.)