LETTRE AU « JOURNAL DES DEBATS »

Je sollicite la faveur et l'honneur de votre hospitalité. Il s'agit de parler de notre orthographe. C'est du mal que j'en veux dire, car il me semble que le contraire ne serait pas aisé. Ce mal, je le dis comme je le pense; quelque bienveillant accueil que vous vouliez bien me faire, ce que je signe n'engage que moi-même.

Je vais tâcher de n'être pas trop long, bien que la matière soit inépuisable, et qu'on ne puisse s'en prendre à l'orthographe sans se trouver le champion d'une multitude d'enfans (orthographe des ''Débats'') et d'hommes. Elle gêne tout le monde; il n'y a pas un être humain, fût-ce un correcteur d'imprimerie, qui en sache toutes les minuties de façon à n'hésiter jamais. Si les ''Débats'' lançaient contre elle un monitoire et enregistraient les dénonciations des Français de toute classe, quel matériel d'accusation formidable! Mais votre format pourrait-il tout contenir?

« Je ne viens pas à bout de me rappeler, dirait l'un, si on écrit des ''verroux'', comme des ''genoux'', ou bien des ''verrous'', comme des ''trous'', des ''sous'' et des ''clous''. » — « Pour étudier ces raffinemens, dirait l'autre, j'ai dépensé tant de mois de mon enfance. » — « J'enrage, dirait l'instituteur, de dicter à trente enfans ce ramassis de subtilités; j'aurais plus de cœur à leur enseigner la botanique ou l'histoire. » — « Jamais, dirait l'homme du peuple, je n'arriverai à lire comme un bourgeois; quand je lis, je m'embrouille. » Et il y aurait encore bien d'autres griefs. « Un Allemand sait sa langue plus vite que nous. » Car l'orthographe allemande est plus simple que la nôtre. — « Un petit Tunisien aura plus tôt fait d'apprendre l'italien que le français. » Car l'orthographe italienne est plus simple encore.

Nos chinoiseries d'orthographe coûtent au pays bien plus qu'il ne s'en doute : perte de temps et perte de travail, moindre culture d'un bon nombre de Français, moindre expansion de la langue française. Elles prêtent non seulement à la moquerie, si on considère les dehors, mais à une sorte de colère — il faut bien dire le mot juste, — quand on va au fond et qu'on songe sérieusement comme ces futilités sont chères. En vérité on en parle trop peu, les uns se taisant par insouciance ou manque de loisir, les autres parce qu'il existe une croyance très répandue à je ne sais quelle noblesse mystique ou quelle perfection latente de notre orthographe. Une foule de gens sont persuadés que ce jeu de casse-tête est quelque chose de scientifique; ils se figurent, sans savoir pourquoi, que cette collection de règles capricieuses contient la quintessence de la linguistique et de l'étymologie.

Qu'il soit permis à quelqu'un qui n'est pas dupe de s'expliquer là-dessus. Non, il n'y a rien de commun entre, l'étymologie et notre bizarre orthographe. Non, réformer l'orthographe n'est pas sacrifier l'étymologie.

Puisque déjà on écrit ''frénétique'' par un ''f'', il n'y a aucune raison étymologique pour écrire ''néphrétique'' par un ''ph''. Puisque déjà on a supprimé l'''h'' dans ''throsne'', ''charactère'', ''rhythme'', on peut l'ôter dans ''théorie''. Il n'y a rien d'antiétymologique à écrire ''fameus'', plutôt que ''fameux'', car ce mot vient du latin ''famosus''. Rien d'étymologique ne justifie ''x'' au lieu d'''s'' dans ''les faus bijous'', ''les beaus cheveus''. ''Apeler'', étymologiquement, n'a pas droit à un ''p'' de plus qu'''apaiser'', ni ''agraver'' à un ''g'' de plus qu'''agrégé''. Même ''j'' pour ''g'' n'a rien qui choque l'étymologie; nous pourrions écrire ''jenre'' tout comme nous écrivons ''jouir'' ou ''jaune'', car (les gens du métier le savent bien) dans tous ces mots également le ''j'' vient d'un ancien ''g''. Et il serait bien plus « étymologique » d'écrire'' ci-jât'', du latin ''jacet'' qui s'écrit par un ''j''. Enfin l'étymologie ne souffrirait nullement si on se mettait à écrire ''home'' par un seul ''m'', comme ''homicide'' et le latin ''homo''; ou bien encore ''honeur'' par un seul ''n'', comme il s'écrivait en vieux français, comme on écrit aujourd'hui ''honorer'', ''honorable'', ''honorifique'', et comme en latin, en anglais, en italien, ''honor'', ''honour'' et ''onore''. Et si quelqu'un peut s'effrayer à l'idée d'écrire ''un cart'', du latin ''quartus'', comme ''un carré'', du latin ''quadratus''? C'est peut-être l'homme du monde, ce n'est certainement pas l'étymologiste.

Celui-ci, au contraire, applaudit par métier à tout changement qui est de nature à rendre les rapports mutuels des mots plus réguliers, et par conséquent plus clairs. Il serait charmé de voir, entre ''beuf'' (non plus ''bœuf'') et ''bouvier'', exactement le même rapport qu'entre ''neuf'' et ''nouveau''. Et il éprouverait non un agacement, mais bien une sorte de jouissance, à écrire comme en vieux français, avec la simplicité du bon sens : ''cinc'', ''sis'', ''set'', ''dis'', ''vint'', ''mile''.

La preuve que la simplification de l'orthographe peut plaire aux étymologistes, c'est l'attitude qu'ils ont prise.

Qu'on demande à quelques hommes du métier, Français ou étrangers, de désigner le savant d'Europe le plus compétent pour l'étymologie française, l'homme qui a étudié le mieux l'histoire de notre langue aussi bien que celle de notre littérature, et qui réunit le plus complètement toutes les connaissances spéciales. Tous répondront le môme nom : celui de M. Gaston Paris, membre de l'Institut. Or, quand a été fondée la Société de réforme orthographique, M. Gaston Paris a été le premier à encourager son fondateur, M. Paul Passy. Il lui définissait ainsi, dans une lettre publique, l'orthographe actuellement en vigueur: ''des règles arbitraires et confuses, qui ne peuvent que fausser, après l'avoir torturé, l'esprit des enfants.'' Et il le félicitait de susciter enfin une ''agitation orthographique''.

Veut-on une seconde autorité? La plus haute en cette matière, avec M. Paris, c'était Arsène Darmesteter, dont la mort prématurée a été un deuil pour la science comme pour ses amis. Il enseignait notre vieille littérature et notre vieille langue à la Sorbonne, et, personnellement, il s'occupait avant tout d'approfondir l'histoire des mots français. Qu'on n'aille pas croire que Darmesteter ait été moins sévère que M; Paris pour notre orthographe. Loin de là; il déclarait qu'elle est, après l'anglaise, ''la plus incohérente et la plus compliquée des orthographes modernes''. Il a écrit dans la ''République française'' sur les moyens de la rectifier.Enfin il avait tenu à être membre de la Société de réforme orthographique.

Il y a là, d'ailleurs, un fait qui n'est pas spécial à la France. En Angleterre et en Allemagne, en Espagne et en Suède, aussi bien que chez nous, les champions de l'orthographe dite ''étymologique'' appartiennent au public incompétent; tandis que dans tous ces pays les savants spéciaux, au nom de l'étymologie elle-même, demandent qu'on rapproche l'orthographe de la prononciation. C'est qu'en réalité, il n'y a point antagonisme entre la phonétique et l'étymologie. Tout au rebours, il y a solidarité, et la langue dont la notation est la plus simple est, par cela même, celle dont les origines se voient le mieux.

Aussi l'Académie française, qui est en possession du gouvernement de notre orthographe, serait-elle en mesure de la réformer aisément. Elle n'a pas besoin de s'embarquer dans de longues recherches érudites. Corneille, Bossuet, Voltaire, qui n'étaient pas des linguistes, ont pourtant été d'excellents réformateurs en cette matière. Evidemment il y aurait profit à ce que l'Académie consultât les spécialistes; mais ce qui serait plus indispensable encore, ce serait qu'elle s'arrangeât pour connaître l'opinion des instituteurs. Car on devrait, en réglant l'orthographe, penser toujours et surtout aux nécessités du premier enseignement.

En appliquant le moins pédant des principes -simplifier, simplifier, simplifier encore,- l'Académie fera une orthographe commode pour l'enfance, et d'autant plus approuvée des doctes qu'elle sera plus près d'être enfantine. Elle ne risque pas de trop innover , de trop donner au principe phonétique. Quelque radicalisme qu'elle essaie de mettre à ses réformes, elle sera toujours en deçà de ce que rêve les étymologistes, c'est-à-dire le renoncement à toutes les fausses velléités d'étymologie.

A la presse sérieuse son rôle: celui de déraciner dans l'opinion la superstition étymologique, et de préparer le public instruit à certaines hardiesses nécessaires.

(''Journal des Débats'', 20 avril 1889)