La simplification de l'orthographe par Louis HAVET, 1890

PREFACE

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Les articles qu'on va lire ont paru dans divers périodiques et à diverses dates. Ils présentaient quelques redites; on voudra bien m'excuser de n'avoir pu les effacer toutes.
Le plus récent de ces articles est la préface naturelle des autres. C'est une lettre au
Journal des Débats, qui a paru dans le numéro du 4 mars 1890 :

Notre Pétition à MM. les membres de l'Académie française sera prochainement remise à ses destinataires; notre propagande va cesser. Veuillez, une fois de plus, m'accorder votre hospitalité pour jeter un coup d'œil sur la campagne qui s'achève, et qui est chose assez neuve.

Ce qui est neuf, ce n'est pas l'idée de simplifier l'orthographe. Certains adversaires ont cru nous l'apprendre, mais l'idée est bien plus vieille encore qu'ils ne se l'étaient imaginé. Notre œuvre, l'humanité y travaille depuis trois mille ans au moins. Car l'histoire de nos écritures méditerranéennes, qui toutes, depuis ce temps-là, sont phonétiques en principe et diffèrent radicalement de l'idéographie de l'Extrême Orient, n'est que l'histoire d'une simplification graduelle. Le minimum de simplicité se trouve à l'âge des hiéroglyphes ; le maximum, à l'âge de la sténographie.

Pour l'orthographe proprement dite, c'est-à-dire les règles suivant lesquelles on emploie les signes de l'alphabet, il y a eu des réformateurs phonétistes chez tous les peuples. Les Athéniens ont eu les leurs. A Rome, la première réforme orthographique fut exécutée par le fameux Appius l'Aveugle. C'était un haut personnage et un homme supérieur; il donna à la république le modèle de ses grandes routes et le modèle de ses aqueducs; il la sauva par son sang-froid, un jour que le Sénat était ému. Or, tout grand qu'il était, il ne crut pas indigne de lui d'alléger le fardeau des écoliers. Il daigna ordonner qu'on écrivît R quand on prononçait R. Sans lui, les Romains auraient continué indéfiniment à écrire ausicula pour auricula et nous aussi, peut-être, nous écririons d'après eux oseille pour oreille. Le long de la voie Appienne il n'y a plus que des morts, mais les vivans (orthographe des Débats) pratiqueront l'orthographe Appienne tant qu'il y aura des nations latines. - En France, les réformateurs n'ont jamais manqué. Le principal a été le corps des Quarante, l'Académie française. Chaque nouvelle édition de son Dictionnaire a marqué un pas vers le phonétisme, bien qu'elle ne se soit jamais piquée d'être phonétisante.

Ce qu'il y a de nouveau dans notre entreprise, c'est que des théoriciens parfaitement consciens, et qui tiennent à connaître leur propre pensée jusqu'au bout, ont tenu aussi à être modérés dans la pratique. Marle au XIXème siècle, Meygret au XVIème avaient été des réformateurs un peu pressés. Ils avaient voulu faire appliquer d'emblée le phonétisme pur, arracher à nos grands-pères des résolutions qui pourront convenir à nos lointains descendans.

Nous n'avons pas répudié leurs doctrines, parce qu'elles sont vraies, et que la science la plus scrupuleuse ne peut que les ratifier. Nous n'avons ni renié, ni tu, ni escamoté, ni entortillé, ni raillé aucune idée qui fût juste en elle-même. Mais nous avons pensé qu'à chaque jour suffit sa peine, et qu'en orthographe, comme en politique, il ne faut demander aujourd'hui que ce qui peut s'obtenir demain.

A cette modération est dû notre succès auprès du public que nous sollicitions. Notre pétition a été signée par les linguistes les plus compétents, soit à l'Académie des Inscriptions, soit dans le haut enseignement. Le Collège de France, les grandes Ecoles, les Facultés nous ont donné plus de 250 signatures; les lycées et collèges plus d'un millier; les écoles primaires plus encore, et pourtant, auprès des instituteurs et institutrices, nous n'avons pu faire de propagande méthodique presque nulle part. Les grands et les petits journaux ont été amenés, parfois malgré eux, à discuter la pétition, soit pour la prôner, soit au moins pour la combattre.

Voilà des résultats d'autant plus remarquables, que la Société de réforme orthographique avait entrepris son œuvre sans s'inquiéter d'avoir d'abord de l'argent. Il a fallu que chacun de nous comptât sur sa propre ardeur et sur la bonté de la cause. Il est vrai que les adhérens, les apôtres même, sont venus s'offrir à nous, chacun faisant de son mieux, dans l'intérêt de ses compatriotes et de son pays et parce qu'il sentait qu'à nous aider il allait avoir bonne conscience.

Nous avons dû à cet empressement une des jouissances aujourd'hui les plus rares : c'est de voir des Français travailler ensemble de bon cœur à un même progrès pacifique, avec la conviction commune que c'est au profit de la France, et sans se demander si d'autres convictions les séparent. Tel de nos plus ardens zélateurs est connu comme protestant, tel prêtre catholique a écrit pour nous les articles les plus étudiés et les plus fermes. Nous avons des adhérens dans le Conseil municipal de Paris, les uns de gauche, les autres de droite ; dans nos listes, l'ordre alphabétique nous a donné le plaisir de mêler leurs noms fraternellement.

Un succès particulier dont nous nous félicitons, ç'a été de faire comprendre aux gens éclairés l'utilité nationale de la réforme. Presque tout le monde, au début, ne pensait qu'à l'intérêt scolaire. On s'est enfin rendu compte qu'il importe à la France, j'entends à l'à€°tat français, de ne pas rendre son idiome rébarbatif à plaisir. Voilà pourquoi, à l'unanimité, le Congrès de l'Alliance française nous a donné son adhésion, et pourquoi l'Alliance nous a rendu le grand service d'encarter notre circulaire dans son ''Bulletin''. Voilà pourquoi d'autres que des grammairiens s'intéressent à la pétition, et pourquoi, comme le savent les lecteurs de ce journal, un amiral français a cru servir le pays en se faisant notre collaborateur.

Tout cela, encore une fois, est le fruit de la modération. Quoi de plus modéré, en effet, que des réformateurs qui ne prétendent pas agir par eux-mêmes, et qui n'agitent l'opinion que pour lui demander de s'en remettre à l'Académie française? Les esprits radicaux ne manquent pas parmi les signataires de la pétition, ni non plus les esprits timides; mais tous ont écouté la voix de la raison, soit pour s'assagir, soit pour s'enhardir; et tous ont fait également cet acte de fermeté, d'imposer silence à leurs impatiences ou à leurs appréhensions personnelles. Cela n'était pas moins méritoire que d'oublier à propos certains sujets de discorde. C'était se soumettre à l'autorité légitime. Car en matière d'orthographe, quoi qu'on ait pu dire ou écrire là-contre, l'autorité légitime est l'Académie.

Et voyez ce qu'on gagne à suivre l'esprit de discipline. Cette Académie purement française, o๠nul n'entre s'il n'est notre concitoyen, et dont les portes seraient fermées même à un Joseph de Maistre ou à un Jean - Jacques Rousseau, nous avons obtenu qu'elle fût traitée en pouvoir souverain au delà de nos frontières. En même temps que notre pétition, elle en recevra une autre signée par les principaux professeurs de Genève, de Lausanne et de Neufchâtel, par ceux de Bruxelles, de Liège et de Gand. C'est encore une jouissance, croyez-le bien, que cette parfaite entente avec des étrangers qui sont nos frères de langue. Que vont-ils obtenir de l'Académie, et qu'allons-nous obtenir avec eux? Je ne sais encore, mais avoir demandé ensemble est déjà quelque chose :

''Cela même est un fruit que je goûte aujourd'hui.''

Vous voyez que, si nous nous sommes donné de la peine, nous en avons trouvé la récompense. Nous devons cette première satisfaction, pour une bonne part, au ''Journal des Débats'', qui, dès le début, et avant même que la pétition fût lancée, a accueilli toutes nos communications avec un parfait libéralisme. En vous remerciant, j'aurais à remercier aussi non seulement le véritable initiateur de notre campagne, le fondateur de la Société de réforme orthographique, mon chaleureux et vaillant ami Paul Passy, qui est venu m'offrir la moitié de ses attributions, mon lot devant être la direction et le sien les corvées; non seulement notre cher précurseur, M. Francisque Sarcey, qui a bien voulu être un de nos fidèles champions, mais encore chacun des amis, connus ou inconnus, qui nous ont donné, sans compter, du temps et du travail. Tel a été, à Genève, M. Paul Oltramare; tels ont été, en France, parmi bien d'autres, M. Max Bonnet, professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier; M. l'abbé Ragon, professeur à l'à€°cole des Carmes; M. Barlet, qui a soutenu nos idées dans un journal patriotique, ''le Vrai Français''. Nous devons beaucoup à l'Association des instituteurs et institutrices laà¯ques du Nord. Je nommerai encore le savant M. Wulft, de l'Université de Lund, en Suède, qui a organisé une pétition spéciale des professeurs qui enseignent le français à l'étranger. Je ne puis nommer tout le monde, à beaucoup près.

Du moins je donnerai un souvenir à un ami disparu, dont la perte a été un grand malheur pour la science française, un grand malheur pour notre œuvre. Arsène Darmesteter, professeur à la Faculté des Lettres de Paris, était membre de notre Société de réforme orthographique. Ses principes en orthographe étaient exactement ceux que nous avons essayé de faire valoir : le phonétisme pour but idéal, la modération pour règle immédiate. Il se serait, de grand coeur, associé à notre œuvre, pour laquelle il avait combattu, à l'avance, tant dans son enseignement que dans ses travaux imprimés; bien mieux, c'est lui qui l'aurait conduite. Il nous aurait dirigés avec prudence et, en même temps, avec hardiesse, car, si son caractère était patient, sa pensée était précise. Il était admirablement préparé du côté technique; il avait la connaissance la plus approfondie, soit de la nature et des lois du langage en général, soit de l'histoire particulière de notre langue. Mais la mort nous a enlevé notre chef au moment d'agir. Il a fallu qu'un autre prât le commandement; il convient à celui-ci, à tous égards, de rappeler quel cruel événement lui a imposé ce rôle à l'improviste.